Faussaires de famille (1995)

Nicole Vitré

Les Anses d’ARLET, août 2009

FAUSSAIRE DE FAMILLE / FAUX AIRS DE FAMILLE
Faussaire de famille : photographe et plasticien, Pascal MIRANDE emprunte des chemins de traverse. La série présentée ici relève du voyage d’un photographe au pays des archétypes. A chaque photo, il se réinvente une filiation, avec une image, un thème ou un auteur du passé dont il recrée une représentation.

S’inventer une famille en photographie, revisiter son histoire, ses sujets, ses regards, ses intentions, ses émotions. Fouiller ce qui précisément fait cliché. Voilà ce qui motive l’artiste dans cette démarche. Une petite entreprise à la saveur d’aventure…

Il se dégage de ce travail une jubilation évidente : là où le photographe professionnel traditionnel apporte toute son attention au soin de la réalisation (la photographie argentique est un medium très exigeant, à la limite de la maniaquerie. Il faut sans cesse empêcher que quelque chose n’arrive qui se mettrait en travers du précieux projet du tirage : poussière, voile de lumière sur le papier, asepsie quasi clinique du travail en laboratoire…) Pascal Mirande s’en donne à cœur joie avec le métier : tacher le papier, choisir volontairement un cadre écorné et abîmé (où la visite chez Emmaüs participe de l’appropriation de la mémoire)…Imiter l’apparence de l’ancien jusque dans le moindre détail. Faire du vieux avec du neuf et du neuf avec du vieux.

Brouiller les pistes : du numérique à l’argentique, de l’Histoire à l’histoire, du sujet à l’objet… L’oxymore comme jeu et comme enjeu : du vrai faux et du faux vrai.

Nous sommes tous faits, empreints d’images réalisées par d’autres, en d’autres temps, en d’autres lieux, en d’autres circonstances avec d’autres intentions quelquefois ; mais elles perdurent en nous, avec l’interprétation que nous leur donnons, le sens que nous leur accordons, la charge affective et émotionnelle que nous leur conférons, images latentes qui constituent nos strates visuelles et mentales ; filtre parfois inconscient entre la réalité et nous.

Pascal Mirande revisite les siennes, celles qui ont grandi en lui, avec lui, celles qui l’ont fait grandir aussi sans doute, comme un trésor. Loin de ceux que la Culture pétrifierait (Par où commencer ? Que puis-je encore faire ? Et toutes ces questions qui hantent nécessairement tout artiste débutant devant l’évidence des pistes explorés par ses prédécesseurs) Pascal Mirande se conduit en joyeux iconoclaste et s’attaque à la galerie de portraits qu’a véhiculée notre imaginaire occidental : le naufragé, le prisonnier…Rejouer le stéréotype c’est revisiter l’idée en la réalisant à nouveau : les codes deviennent jeu. Forcer le trait, accentuer le détail, surjouer un peu pour toucher le processus au cœur. Un jeu qui requiert d’ailleurs de l’intuition et une attention fine aux intentions et à la matérialité de l’imagerie originale. Se fondre dans un Nadar ou une papier salé qui se souviendrait d’une toile d’une école picturale du XIXème siècle, tout cela appelle de la présence et de la distance à la fois : le format quasi réaliste des clichés (contact façon petite chambre), la juste texture d’un papier ancien, l’utilisation de la lumière sur le modèle, l’étude des attitudes…De la posture à l’imposture revendiquée joyeusement ; la ligne est ténue et Pascal Mirande en équilibre sur le fil.

Pour recréer ses images l’artiste se sert de la mise en scène ; espaces souvent oniriques, élaborés la plupart du temps pourtant avec des bouts de ficelle. Le making of en dit long sur les trucages et le plaisir du travail.

Dans cette galerie de portraits revisitée, les pistes matérielles et techniques sont brouillées à l’envi : le numérique se la joue argentique, le noir et blanc imite le sépia des clichés anciens, le sténopé bouscule l’appareil de prise de vue dernier cri et le traitement d’image a aussi son mot à dire. Les styles cohabitent, les univers s’interpellent avec bonheur et sans afféterie. Le jugement esthétique absolu – le grand art, la distinction savante entre arts mineurs et majeurs – est absent. Volontairement. La question serait plutôt : de quoi est vraiment fait notre imaginaire ? Quel fonds collectif d’images plus ou moins populaires le sous-tend ?

Sur la ligne de crête entre grande Histoire et petite(s) histoire(s), Pascal Mirande, mine de rien, tire l’imagerie courante dont il part, sur le terrain de l’artistique. Faiseur de petits récits visuels, à la limite des saynètes, il nous adresse un clin d’œil et nous invite à reconsidérer nos regards : celui qui était à l’origine du portrait stéréotype, celui que nous portons sur les nouvelles images et celui de l’artiste qui s’est saisi de tout cela.

Qu’est-ce qui anime donc l’esprit d’un faussaire de cet acabit ? Quel besoin inexorable de se couler dans des images d’autres ? Ici aucune signature contrefaite ; aucune idée commerciale où le faux aurait pour seule visée une surenchère, celle de la valeur ajoutée du cliché ancien. Juste le faux pour le faux, revendiqué là : le jeu à l’œuvre.

Il s’agit ici plutôt de revisiter une culture et de se l’approprier ; vérifier et mettre à l’épreuve des images qui vous habitent depuis longtemps. Construire de petits anachronismes dans le regard, laisser dans la mise en scène de petits indices de doute parfois. Chaque cliché peut passer pour vrai (ancien) ; au spectateur de faire son chemin : véracité ou vérité des images ? La question était déjà ancienne en peinture…

Dans les jeux plastiques et sémantiques que Pascal Mirande manipule dans cette série, le spectateur peut à son tour s’embarquer dans les méandres des voyages proposés : quels sont ces archétypes (la diseuse de bonne aventure, le comique troupier, le charmeur de serpents…) ? Que nous disent-ils de nous mêmes, de nos constructions mentales et affectives, de notre façon d’aborder le monde et les autres ?

L’artiste imagine pousser le jeu jusqu’au bout dans son dispositif de présentation : accrocher les photos sur une tapisserie ancienne, défraîchie ; accumuler de petits cadres sur un tissu à rayures à la manière des portraits qui jalonnent la double page qui suit la première de couverture d’un album de Tintin. Angles arrondis, marie-louise taillée à l’ancienne, filet d’or courant autour des images. Du has been remis à l’honneur pour un plaisir rétinien savouré.

Dans cette manière de questionner l’ancêtre (en tant qu’image, en tant que sujet, que photographe, que metteur en scène) Pascal Mirande joue avec la mémoire : la notre, celle de la photo qu’il re-fabrique, celle de l’histoire de la photographie. Les images convoquées relèvent aussi bien de la carte postale, du calendrier des PTT, des photos glanées aux puces, de l’album de famille, des archives. En observant les activités de tous ces personnages nous, spectateurs, réactivons des attitudes, des postures, des manières d’être et de réfléchir.

D’ailleurs à quoi Pascal Mirande réfléchit-il quand il travaille ainsi ? Que nous réfléchissent ces clichés ? L’univers de l’artiste est peuplé d’images récurrentes, réelles ou fictives : Tintin y côtoie Henri de Monfreid. Le cinéma de Fritz Lang et sa magie des ombres le hante également. Les albums de photos de l’époque coloniale y figurent aussi en bonne place. Jouer avec le spectateur et les références de tous ordres ; une manière de kitsch pensé au service d’une imagerie ludique et grave aussi parfois ; ces visages happés par les rôles qu’ils incarnent, conscients de leur présence (objectif oblige), avec pourtant affleurant ça et là ce qui échappe de nos vies, ces gestes choisis qui (re)jouent leur réalité devant l’objectif.

Avec Pascal Mirande, la part de rêve de l’image joue à fond : nous pouvons tous être des héros (l’aviateur, l’aérostier…)

Il y a du collectionneur avéré dans cette démarche : s’inscrire dans une lignée, mettre en regard jadis et maintenant. Les grands thèmes, ceux de la littérature, du cinéma, de la vie quotidienne : le naufragé, la bigouden et le départ des terre-neuvas, le joueur de tam-tam… mais le collectionneur croise ici le créateur qui remet tout un monde à l’œuvre dans le petit format, comme des faux airs de famille